
La longue route des vacances que nous prenions petits et que nous avons repris la semaine dernière. La bataille entre enfants pour savoir qui aura la fenêtre. Les coudes d’une cousine sur mon ventre, les cheveux d’une autre sur ma gueule. Les fourmis dans les jambes. Les accidents, les déviations. L’attente insupportable. La grand-mère qui bénit la clim’, et qui veut écouter du Enrico Macias.
L’arrêt pour manger chez les chouwayins (les pros de la grillade!). Les toilettes turques du restaurant et quelqu’un qui dit « Même en Turquie y en a plus. »
J’avais du mal à m’y tenir toute seule, ma sœur m’aidait à faire pipi.
Aujourd’hui, les toilettes du restaurant sont « modernisées ». Y a une cuvette et tout, mais on trouve toujours le moyen de s’en plaindre.
On reprend la route, avec l’espoir d’arriver vite.
Petits, on demandait toutes les cinq minutes « On est où? On arrive bientôt? »
Maintenant, on pianote sur nos téléphones et on craint la batterie qui se décharge.
Durant ce dernier trajet, par message, j’apprends le mariage prochain de deux amis. Je pense à ça et je me projette vers le mien (Un beau jour).
Et d’un coup ça me frappe: Mon amie Nesrine n’y sera pas, au mien.
Elle est morte le 18 juillet 2014 (rien que l’écrire me donne envie de m’arracher les cheveux). A mes regrets pour elle, s’ajoute le manque à ma vie.
Dans la promiscuité de la voiture, face aux montagnes et à la beauté du paysage, j’ai envie de pleurer.
L’idée de sa disparition à 27 ans me semble invraisemblable.
Nesrine m’accompagnera durant tout le petit séjour.
On arrive enfin à destination, face à la mer. On a envie de se baigner tout de suite mais c’est pas possible. Dans la petite maison, il n’y a qu’une seule chambre climatisée, et je gagne le droit d’y dormir avec ma grand-mère (contre une bouteille de jack daniel’s).
Il n’y a pas d’eau, et inutile de demander s’il y a une citerne ou une bâche. Il y a des bassines, et c’est marrant.
Pendant la nuit, je vois des petits et moyens corps venir avec leurs matelas sous la clim. On dort à cinq dans la même pièce. Nos rêves se superposent.
Au petit matin, c’est la merveilleuse mer. On enfile rapidement les maillots, on se lave pas. Les garçons utilisent les brosses à dents de leur sœur. Les filles crient au scandale.
On descend à la mer. Les garçons plongent direct, les filles se passent délicatement de l’eau sur le ventre, les bras, la poitrine, les épaules, pour mieux faire passer la pilule. Geste universel, fascinant et inutile.
A trois, on met la tête dans l’eau. On se bouche le nez parce qu’on est des poules mouillées, et on redécouvre enfin le plaisir de vraiment se baigner.
Evidemment, je pense à Nesrine à ce moment-là. Des années qu’elle n’avait pas nagé, elle qui adorait la plage. Elle rêvait d’y retourner.
J’ai rêvé qu’on irait.
Ça ne s’est pas fait, ça m’a fait mal à la gorge.
Quelques jours après sa mort, face à mon amertume, quelqu’un m’a dit quelque chose d’adorable « Si ça se trouve, elle est en train de faire de la luge avec Mahmoud Darwich là ». J’ai adoré cette image. Elle m’a ouvert un monde de possibilités.
Je nage loin, je cherche à me muscler les bras. Ma petite cousine fait des pirouettes dans l’eau et voudrait m’apprendre.
Sur le sable, j’ai une préoccupation majeure: la crème solaire. Une cousine ado se moque de moi. Elle, elle veut de l’huile pour bronzer plus vite et surtout pas de chapeau. Elle place sa serviette bien en face du soleil.
Je suis secrètement agacée par cette insouciance du corps.
Quand, en fin de journée, elle sera cramée par les coups de soleil, ma petite voix méchante criera Victoire!
Pendant la journée, je lis « D’autres vies que la mienne » d’Emmanuel Carrère, sur les conseils d’une blogueuse, et je regarde les gens.
Le livre parle de mort et de maladie. On me demande si c’est pas trop dur, surtout en ce moment.
Non, c’est complètement détaché de Nesrine.
Nesrine est dans un coin dans un creux de mon ventre. Elle est aussi dans mes yeux qui plissent quand je lève la tête vers le soleil.
Je regarde les gens et les gens sont marrants. Les jeunes mamans avec leurs tout-petits (là je pense à Nesrine. C’est quand je vois de la vie). Les papas qui forcent leurs gosses à aller dans l’eau, parfois violemment.
Les pétasses qui flottent avec leurs lunettes de soleil sans se mouiller les cheveux. Les hijabistes qui plongent en combinaison, les jet-ski qui friment et qui effraient tout le monde.
Quand le soleil tape trop fort, on monte déjeuner et faire une sieste.
On redescend vers 17h, on joue aux cartes (mais des jeux d’enfants) et on s’amuse avec les nouvelles vagues. Je sens que l’élastique de mon maillot ne résistera pas longtemps à la force de ces vagues.
Quand on était plus jeunes, on courait mettre des une-pièce bien résistants pour jouer comme on voulait.
Il est un peu plus de 20h quand on remonte, on a fait l’ouverture et la fermeture de la plage. Ma grand-mère nous traite de makhlou3in (excités de la vie).
Les bassines nous attendent pour la douche rapide. Les cheveux des filles restent emmêlés et on fait comme on peut.
On va dîner dans un resto qui donne sur une autre plage. La route nocturne en virages est en elle-même un voyage.
Dans la voiture, je ferme un peu les yeux et je vois Nesrine. Notre première rencontre, juste au dessus des escaliers dans les locaux d’El Watan. Notre amitié imminente. Les cafés interminables qui se transformaient en salade césar et hamburger dans des cafés pourris à Alger. Les soirées et les projets de soirées. Les longues discussions écrites. Nous deux assises sur un banc à Paris (je sais, je sonne comme Mistral Gagnant;), nos moqueries des cadenas des amoureux. Notre attente du Grand Grand Amourrrrrrrrr (ah ça…..). Ses conseils avisés pour le blog (que je me promets de suivre).
Sa douceur, sa délicatesse. Son côté insupportable parfois. Toutes les choses qu’elle a réalisé, et tout ce qu’elle n’a pas pu faire.
Quelque chose de douloureux vient encore me chatouiller la gorge.
Puis, je pense à la force de sa petite soeur et au Mektoub*. Ca m’apaise de nouveau.
Je sais que Nesrine est enterrée près d’un arbre. Et de cet arbre, je crois qu’on voit la mer. Et je suis sûre qu’entre autres activités (chanter avec Audrey Hepburn, parler allemand avec Romy Schneider, accueillir les enfants de Gaza), Nesrine est en train de s’éclater dans l’eau transparente. Il me suffit de garder la foi pour la voir.
Allah Yerahmek ma douce…

photo de Romy qu’elle adorait
Mamzelle Namous
*notion religieuse de destin/pré-destin/j’sais pas, c’est compliqué/bisoux
p.s: les photos de Charlotte Rampling sur la page facebook lui sont un clin d’oeil, pour cause de petite ressemblance.
tafcha
le 6 août 2014 à 22h11Magnifique….
Kenza
le 6 août 2014 à 23h11rabi yarhemha inchallah
Une fille
le 6 août 2014 à 23h39J’en pleure… Émouvant, courage Mina
selma
le 7 août 2014 à 0h35La vie est malheureusement faite ainsi; des gens qu’on aime partent; ça nous marque leur absence nous fait entraînement mal; on n’avale pas l’idée qu’ils ne soient plus là; on peut même aller au point de vouloir les rejoindre au paradis où ils sont… obligés sommes nous; il ‘y a pas un autre choix accepter la dure réalité… apprendre a aller de l’avant sans eux… mais ils seront toujours là dans nos coeurs; nesrine restera à jamais aux coeurs des gens qui l’ont aimé…. rabi yarhamha Inchallah
LRP
le 7 août 2014 à 1h09C’est très beau.. et cette perte est si immense qu’on souhaiterait te serrer fort dans nos bras, et puis te consoler et consoler toutes les personnes qui vivent le deuil mais c’est impossible.. Et déjà cette perte est transfigurée dans ton texte en une éclatante présence, Nesrine est présente en tous ceux qui l’ont aimée, et cette beauté est intemporelle, elle subsiste en chaque fragment du présent.
Fantôme
le 7 août 2014 à 8h44Ecris un livre! Je sais que t’y a déjà pensé! Mais vas-y, plonge, ou plutôt émerge!
Votre nom
le 7 août 2014 à 8h45Bouleversant…ton chagrin !!! Tres bel hommage. De là où elle est elle te fait son large sourire que nous lui cpnnaisspns tous.
Hasna
le 7 août 2014 à 10h41J’ai lu tout l’article en me retenant de pleurer
Allah yerhemha
PPDA
le 7 août 2014 à 13h54On vit à travers l’article le post-deuil de Melle Namous. Le post critique. Le moment difficle que celui de continuer à vivre en étant hanté par la douleur au fond de nous. Quand tout ceci se mèle aux regrets, aux scrupules et à une certaine injustice sociale (été/mer/plage/fille/maillot/regards) cela devient pire. Je me suis posé la question si cette Nesrine et Melle Namous avaient vécu dans un autre pays; peut être qu’elles auraient réalisés plus de choses, qu’elles auraient eu accès à plus de liberté et d’autres accès qui auraient pu changer le cours des choses. mais qui sait, ailleurs auraient elles été les mêmes Nesrine et Namous.
l’article est douloureusement bon.
chachou
le 7 août 2014 à 17h25bonjour, je suis en larme …. c’était une personne merveilleuse rabbi yarhamha . et bravo à toi pour ce récit 🙂
Nino
le 9 août 2014 à 1h45Il y a des émotions qui n’ont pas besoin d’être décrites dans le détail ni de façon structurée; elles restent ineffables. Il en est ainsi de bien des sensations liées à cette période dont on se contente souvent de dire que c’était une autre époque. C’est exactement ce dont tu parles dans ton textes et Nesrine très discrète dans l’élégance…..Paix à son Ame
Gasper
le 9 août 2014 à 14h19Comme ça a chaud…. Je ne comprends pourquoi ce besoin de se sentir proche de gens qui sont morts ! Ce n’est pas par ce que une connaissance décède qu’on devient AMIE ou proche ! Et que cette personne devient intelligente, belle, délicate, ….
zinou
le 9 août 2014 à 22h20Allah yarhamha; houm mina sabikoun wa Nahnou mona Lahikoun
Nawel.B
le 9 août 2014 à 22h55Nesrine ,je ne la connaissais pas avant son décès , mais dès que je l’ai su , c’est comme si qu’une personne proche de moi a disparu tant on sent sa tendresse juste à travers ses photos , et c’est ce qui se lit aussi dans ton article ! Son décès a ajouté beaucoup à ton style d’écriture , je dirai que c’est une vision plus réaliste des choses sans changer le bouquet d’imagination omni-présent! Un plaisir de te lire ,car le quotidien algérien devient insoutenable pour nous jeunes filles ^^ Bonne continuation 🙂
Mina Namous
le 9 août 2014 à 23h17Un grand Merci à vous pour ces messages. Il est tellement précieux d’avoir autour de soi des personnes qui savent vous entendre et vous parler !
( j’aurais mis ici des smiley coeur si j’avais retenu comment les faire 😉
yasmine
le 10 août 2014 à 5h26Une vague d’émotions et de nostalgie, j’en ai les larmes aux yeux !
Un très bel hommage: Allah yerhamha
v2s
le 10 août 2014 à 9h57Mina, t’es une très très belle personne.
Le temps atténuera peut-être un peu tes pensées noires et tu te souviendras du jour ou « (tu avais) dansé la rumba sur (ton) lit à la lecture de son mail. ».
Que la pensée et la force de Nesrine t’accompagne dans tes futures écrits. Et souviens-toi quand Nesrine rendait hommage à : « (ton) regard acéré et (ton) humour caustique … ». Nesrine t’aimait bien … nous aussi.
Votre nom
le 29 août 2014 à 7h19@mina
Win raqui ya khti?
Tu ne publies pas assez a mon gout,
je ne veux pas te mettre la pression, mais bon..twahachnek
Unknown
le 5 mars 2015 à 21h44Magnifique…
Elle a eu de la chance d’avoir une amie qui pense a elle après sa mort comme toi tu le fais, avec toute cette émotion qui se dégage de ton texte. C’est contagieux.. Je suis dans mon lit et le temps de te lire; j’me suis retrouvée a la plage ensuite dans mes pensées.. A penser a cette inconnue qui est morte sans avoir réalisée tout ce dont elle rêvait, la vie est trop courte
Paix a son âme.
Merci pour ce poste
Mina Namous
le 5 mars 2015 à 21h52Merci…. Ca serait chouette qu’on rêve tous de plage et de surf cette nuit 😉
NoirExtra200g
le 6 mars 2015 à 1h00Kikamina te dit quelque chose?