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L’homme que j’aime fait du surf. Du vrai surf, sur une planche, sur d’immenses vagues. Il a parfois très peur, alors il n’y va pas. 

L’homme que j’aime a acheté une maison sur l’océan. Tous les jours, il voit des arbres et des arbres, et le sable qui n’en finit pas, et l’océan à perte de vue. Il nage à n’en plus pouvoir. Depuis petit, il a un corps de nageur, c’est à cause de sa mère qui l’a inscrit très tôt à des cours de natation. Il fait partie de ces gosses qu’on jette dans l’eau. 

Il est parti loin, parce que c’est loin que tout est possible, selon lui. 

Il n’est pas dans les nuages, il est englouti dans une vague. On attend sans cesse qu’il en sorte. 

 

 

Ce jour-là, il n’avait pas ressenti la peur. Il y était allé. Les gens ont quitté l’eau et lui est resté. Il était trop intimidant pour que des dames le somment de sortir. 

 

On s’amusait tous à hurler entre deux vagues, les maîtres nageurs ne disaient rien, malgré le drapeau rouge. 

Une femme d’un certain âge est arrivée sur la plage et a crié après ses enfants, les a forcé à sortir de l’eau. Puis a traîné d’autres enfants dans son sillage féroce. 

On voulait pas, on voulait rester s’amuser, rester libres. Comme des grands. Mais on a pas eu le choix, elle criait comme une folle. On a retrouvé le sable, la mort dans l’âme, et on enviait les deux jeunes hommes à qui elle n’a pas osé parler. 

Ils avaient des dos comme sculptés, et s’amusaient à narguer tout le monde. Lorsqu’ils se sont un peu trop éloignés, le maître nageur les a sifflé mais ils l’ont ignoré. En souriant, sûrement. 

 

La mer se déchaînait de plus en plus, et nous avons vu l’un des jeunes hommes sortir, avec difficulté. Et l’autre, on ne le voyait plus. 

Petit à petit, l’agitation a gagné. Était-il sorti sans qu’on s’en rende compte? Comment avait-il pu disparaître si vite? 

La hauteur des vagues empêchait de voir au loin. Ses amis ont supplié les maîtres nageurs de prendre un zodiaque et d’aller voir. Très vite, d’autres jeunes ont voulu aller avec eux, à la rescousse. 

Une jeune fille en short criait de pas y aller. 

 C’est la fin de la journée, dans mon souvenir le ciel s’assombrit un peu. 

 

On dépêche un zodiaque, ils y vont. Les gens attendent. Ils reviennent, il n’est pas eux avec eux. «On ne voit rien». 

Ils courent, ils s’affairent dans tous les sens. Quelqu’un de riche prête son zodiaque, pour élargir la zone de recherche. Tous les courageux de la terre sont là et veulent aider. 

 

Le sourire joliment moqueur du jeune homme est déjà dans nos mémoires. 

La dame qui nous a sorti de l’eau crie encore: Vous voyez, vous voyez! On joue avec la mer, on joue pas!

 

Quelque part, dans un endroit propre aux jeunes ados, on aurait voulu être au large aussi, au coeur du danger, de la liberté, de l’attention. 

On se demande ce qui arrive aux gens qui se perdent en mer, sont-ils accueillis dans un royaume merveilleux? 

J’ai cette certitude. 

 

Son ami pleure. Il répète qu’il ne le voyait pas, qu’il le croyait à côté de lui ou sorti. Il est recroquevillé, devenu rouge, son corps n’a plus rien d’un jeune dieu. 

Les zodiaques vont et viennent, et la nuit tombe. Il est temps pour nous de monter à la maison.  

 

Le lendemain matin, la mer est encore très emportée et on nous interdit d’y aller. La plage reste vide toute la journée. Les maîtres nageurs sont vissés à leur paire de jumelles. Leur visage décomposé. 

 

Le père du jeune homme est arrivé, il longe la côte, impuissant. Les gens le saluent. Au fil des jours, au fil des recherches, au fil du désespoir, tout le monde le connaît. Quand il passe devant un restaurant, on le prie de s’arrêter, au moins pour un café. 

Sa mine qui se défait entre dans nos visages. 

L’été s’est arrêté. 

 

Les vieilles de la maison répètent en soupirant que l’eau ne se calmera que lorsqu’elle rendra le corps. On attend ce macabre. 

 

 

Un matin, on s’est réveillés et l’eau était comme de l’huile. En temps normal, on se serait agités en hurlant « drapeau vert, drapeau vert ». Mais là, on a cru au sort. 

Comme on hésitait à descendre, ma grand-mère nous a dit qu’il valait mieux profiter des derniers jours de l’été, que ça servait à rien de rester à se morfondre. 

Alors doucement on s’est laissés enveloppés par l’eau huileuse, on lui avait déjà pardonné. Mais on regardait au loin et on espérait qu’il s’en était sorti. Qu’il était dans une autre ville ou un autre pays carrément, et qu’il lui fallait juste un peu de temps avant de prévenir sa famille. 


On regardait au loin, et on s’imaginait aussi sa vie sous les cieux de la mer, les fêtes, les bateaux ivres remplis de coffres à bijoux, les sirènes, les rires des femmes fantôme, la verdure, et lui au milieu. 

 

Quelques jours plus tard, je crois qu’on a appris que son corps avait été retrouvé, un peu loin, sur le bord.

 

 

Les années passerons et on oubliera. On jouera de nouveau avec notre lot de frayeurs. Mais parfois, à faire bronzette et à regarder les vagues jeter leur écume sur le sable, on s’attend à ce qu’il sorte ce de flux blanc, avec son dos bien droit et ses fossettes malicieuses. Et qu’il nous raconte son périple merveilleux dans l’océan. 

Et on s’endort avec ce désir. 

 

 

 

 

Mamzelle Namous