Ca y est c’est le printemps, rien ne change, tout change. Les arbres bourgeonnent, un ou deux boutons aussi. Pour faire diversion, je mets ma plus belle robe, et j’arrive au taff en retard. On me laisse pas pointer, et hop une matinée qui compte pas = 500 dinars en moins. Enfin selon mon calcul débile mental.
Je rejoins mon bureau déjà bien mleguia [1] et le bougre qui me fait office de collègue m’accueille comme si j’étais la première fille qu’il voit. Robe +  mec frustré =  mec happy.
Comme chaque jour, il me raconte sa life. Il me dit que la veille il a pris  un coca au Sofitel. Un coca à 500 dinars ça se raconte. J’espère que c’était pas du light au moins.
Le bougre me trouve radine. Le bougre c’est ce mec relou qui aime la ramener toutes les trois secondes. Si tu dis que t’as froid, il te rétorquera systématiquement que t’as jamais eu vraiment froid tant que t’es pas allée en Russie. Il est allé 10 jours à Moscou en 1995 et depuis il rentabilise  son voyage avec cette réplique.
Le bougre aime te parler de politique en faisant celui qui connait des gens hauts placés. Vous savez comme en Algérie on adore faire ça.
La dernière fois il m’a chuchoté un secret que seul son clan connaît « Mister B est malade, très très malade… ». Oh….. J’ai voulu lui demander à lui qui sait tout si c’est vrai que mister B a des penchants momosexuels, comme ça se crie dans mon clan à moi- celui des gens qui savent rien et qui aiment parler de rien- mais j’ai pas osé.
Le bougre remarque que j’ai noué un haut de maillot de bain autour de mon cou, et me demande pourquoi.
La vraie raison, mon armoire ressemble au japon, impossible d’y trouver un soutif. A lui j’invente que je vais  à la piscine plus tard. Laquelle il veut savoir. Ben celle du Sofitel of course, tu me prends pour qui.  A la question des tarifs, je réponds d’un air détaché que je paie pas of course, que j’ai une carte de membre bel ma3rifa [2]. Vous savez la ma3rifa, cette personne qui vous ouvre toutes les portes du paradis administratif, professionnel, éducatif, médical… et même les portes des toilettes !
La ma3rifa, cette chose qu’on adore, même si on en a pas toujours besoin. L’algérien aime l’idée de défoncer des portes ouvertes.
Revenons aux toilettes, le sujet classe de la semaine. Si on doit juger un endroit par la qualité de ses chiottes, alors je bosse dans un tas de merde. Quand je vais au WC, je dois tenir la porte parce qu’elle ferme pas, faire des pas chassés pour éviter l’eau par terre (enfin ce que j’espère être de l’eau), activer ma vision nocturne  quand y a pas de lumière, et en bonus j’ai le choix entre regarder un mini-cafard se promener ou lever la tête et faire face à un énorme trou dans le plafond. J’ai toujours peur que ratatouille me tombe dessus.
En gros je sors de là, courbaturée, chaussures mouillées, apeurée, dégoutée, constipée.
Aujourd’hui je me suis plainte de ça à une copine  et elle m’a dit que la secrétaire de la sous-direction Y de la direction X a la clé des chiottes qui sont fermées  et réservées à certaines personnes.
Je vais donc voir la bonne femme, elle est en crise de larmes, fight inter-secrétaires apparemment, le truc pas beau à voir. Je la console, lui propose un mouchoir. Elle dit rien, elle me serre et frotte son nez contre mon ventre. Je crois qu’elle a pris ma robe pour un mouchoir.
Ma plus belle robe = la moitié du salaire du cadre inférieur que je suis.
 100% soie + 5%  khnouna [3]  = 200 dinars de pressing.  Même pas je lui en veux, c’est quand elle veut qu’on se refait ça.
Comme j’ai été super cool avec elle, elle m’a carrément donné un double des clés des chiottes de luxe. Et maintenant qu’elle me kiffe, je vais peut-être pouvoir avoir une carte chifa [4], être recommandée auprès de bons médecins du travail qui vont bien me soigner, refaire mon passeport sans devenir névrosée, avoir des feuilles pour imprimer sans compter et passer mon été au nouveau club des pins. Parce que si moi je sais à peine que ça existe, la nana elle y a déjà son chalet.
 Avoir une bonne ma3rifa ça n’a pas de prix. Pour tout le reste, il y a eurocard/matercard. Euh merde pardon, chipacard/mastercard. [5]
Mamzelle Namous


[1] Dégoutage de la vie
[2] Une connaissance piston
[3] Mot mignon désignant une crotte de nez
[4] Equivalent carte vitale
[5] Chipa est un mot adorable signifiant un pot de vin